Platon – Débat sur le beau : entre justice, sagesse et réalité

Platon
Πλάτων 

  • Hippias Majeur : Socrate s’entretient avec Hippias (un sophiste) sur le sujet de la beauté. Malgré les tentatives de réponses d’Hippias sur la définition de la beauté et son expertise sur celle-ci, Socrate soulève des contradictions et des problèmes logiques dans ses arguments. Le dialogue explore ainsi les notions de beauté, de savoir et de vérité, tout en remettant en question les prétentions des sophistes à la sagesse et à la connaissance. Finalement, le dialogue s’achève sans qu’une définition claire de la beauté ne soit atteinte, mettant en évidence les limites de la pensée et la difficulté de saisir des concepts abstraits.

« Socrate : Tu me charmes, en vérité. Allons, puisque tu le veux bien, je vais me mettre à sa place, et tâcher de t’interroger. Car si tu récitais en sa présence ce discours que tu as, dis-tu, composé sur les belles occupations, après l’avoir entendu, et au moment que tu cesserais de parler, il ne manquerait pas de t’interroger avant toutes choses sur le beau (car telle est sa manie), et il te dirait : [287c] « Étranger d’Élis, n’est-ce point par la justice que les justes sont justes ? » Réponds, Hippias, comme si c’était lui qui te fit cette demande.

Hippias : Je réponds que c’est par la justice.

Socrate : La justice n’est-elle pas quelque chose de réel ? Hippias : Sans doute.

Socrate : N’est-ce point aussi par la sagesse que les sages sont sages, et par le bien que tout ce qui est bien est bien ? Hippias : Assurément.

Socrate : Cette sagesse et ce bien sont des réalités, car il n’y aurait, sinon, rien de tout cela ?

Hippias : Ce sont des réalités.

Socrate : Toutes les belles choses pareillement ne sont-elles point belles par le beau ? [287d]

Hippias : Oui. Par le beau.

Socrate : Ce beau est aussi quelque chose de réel, sans doute ?

Hippias : Certainement. Comment pourrait-il en être autrement ?

Socrate : Étranger, poursuivra-t-il, dis-moi donc ce que c’est que le beau.

Hippias : Celui qui fait cette question, Socrate, veut qu’on lui apprenne ce qui est beau ?

Socrate : Ce n’est pas là ce qu’il demande, ce me semble, Hippias, mais ce que c’est que le beau.

Hippias : Et quelle différence y a-t-il entre ces deux questions ?

Socrate : Tu n’en vois pas ? Hippias : Non, je n’en vois aucune.

Socrate : Il est évident que tu en sais davantage que moi. Cependant fais attention, mon cher. Il te demande, non pas ce qui est beau mais ce que c’est que le beau. [287e]

Hippias : Je comprends, mon cher ami : je vais lui dire ce que c’est que le beau, et il n’aura rien à répliquer. Tu sauras donc, puisqu’il faut te dire la vérité, que le beau, c’est une belle jeune fille.

Socrate : Par le chien, Hippias, voilà une belle et brillante réponse. Si je réponds ainsi, auraije répondu, et répondu juste à la question, et n’aura-t-on rien à répliquer ? [288a]

Hippias : Comment le ferait-on, Socrate, puisque tout le monde pense de même, et que ceux qui entendront ta réponse te rendront tous témoignage qu’elle est bonne ?

Socrate : Admettons… Mais permets, Hippias, que je reprenne ce que tu viens de dire. Cet homme m’interrogera à peu près de cette manière : « Socrate, réponds-moi : toutes les choses que tu appelles belles ne sont-elles pas belles, parce qu’il y a quelque chose de beau par soi-même ? » Et moi, je lui répondrai que, si une jeune fille est belle, c’est qu’il existe quelque chose qui donne leur beauté aux belles choses.

Hippias : Crois-tu qu’il entreprenne après cela de te prouver que ce que tu donnes pour beau ne l’est point ; ou s’il l’entreprend, qu’il ne se couvrira pas de ridicule ? [288b]

Socrate : Je suis bien sur, mon cher, qu’il l’entreprendra ; mais s’il se rend ridicule par là, c’est ce que la chose elle-même fera voir. Je veux néanmoins te faire part de ce qu’il me dira.

Hippias : Voyons.

Socrate : « Que tu es plaisant, Socrate ! me dira-t-il. Une belle jument n’est-elle pas quelque chose de beau, puisque Apollon lui-même l’a vantée dans un de ses oracles ? » Que répondrons-nous, Hippias ? N’accorderons-nous pas qu’une jument est quelque chose de beau, je veux dire une jument qui soit belle ? Car, comment oser soutenir que ce qui est beau n’est pas beau ? [288c]

Hippias : Tu dis vrai, Socrate, et le dieu a très bien parlé. En effet, nous avons chez nous des juments parfaitement belles.

Socrate : « Fort bien, dira-t-il. Mais quoi ! Une belle lyre n’est-elle pas quelque chose de beau ? » En conviendrons-nous, Hippias ? Hippias : Oui.

Socrate : Cet homme me dira après cela, j’en suis à peu près sûr, je connais son humeur : « Quoi donc, mon cher ami, une belle marmite n’est-elle pas quelque chose de beau ? »

Hippias : Quel homme est-ce donc là, Socrate ? Qu’il est malappris d’oser employer des termes si bas dans un sujet si noble ! [288d]

Socrate : Il est ainsi fait, Hippias. Il ne faut point chercher en lui de politesse ; c’est un homme grossier, qui ne se soucie que de la vérité. Il faut pourtant lui répondre, et je vais dire le premier mon avis. Si une marmite est faite par un habile potier ; si elle est unie, ronde et bien cuite, comme sont quelques-unes de ces belles marmites à deux anses, qui tiennent six mesures, et sont faites au tour ; si c’est d’une pareille marmite qu’il veut parler, il faut avouer qu’elle est belle. Car comment refuser la beauté à ce qui est beau. [288e]

Hippias : Cela ne se peut, Socrate.

Socrate : « Une belle marmite est donc aussi quelque chose de beau ? » dira-t-il. Réponds.

Hippias : Mais, oui, Socrate, je le crois. Cet objet, à la vérité, est beau quand il est bien travaillé ; mais tout ce qui est de ce genre ne mérite pas d’être appelé beau, si tu le compares avec une belle jument, une belle fille, et toutes les autres belles choses. [289a]

Socrate : A la bonne heure. Je comprends maintenant comment il nous faut répondre à celui qui nous fait ces questions. « Mon ami, lui dirons-nous, ignores-tu combien est vrai le mot d’Héraclite, que le plus beau des singes est laid si on le compare à l’espèce humaine ? De même la plus belle des marmites, comparée avec l’espèce des jeunes filles, est laide, comme dit le sage Hippias. » N’est-ce pas là ce que nous lui répondrons, Hippias ?

Hippias : Oui, Socrate, c’est très bien répondu.

Socrate : Un peu de patience, je te prie ; voici à coup sûr ce qu’il ajoutera : « Quoi, Socrate ! N’arrivera-t-il pas aux jeunes filles, si on les compare avec des déesses, la même chose qu’aux marmites si on les compare avec des jeunes [289b] filles ? La plus belle jeune fille ne paraîtra-t-elle pas laide en comparaison ? Et n’est-ce pas aussi ce que dit Héraclite, que tu cites : l’homme le plus sage ne paraîtra qu’un singe vis-à-vis de Dieu, pour la sagesse, la beauté et tout le reste ? » Accorderons-nous, Hippias, que la plus belle jeune fille est laide, comparée aux déesses ? Hippias : Qui pourrait aller là contre, Socrate ?

Socrate : Si nous lui faisons cet aveu, il se mettra à rire, et me dira : « Socrate, te rappelles-tu la question que je t’ai faite ? » [289c] Oui, répondrai-je ; tu m’as demandé ce que c’est que le beau. « Et puis, reprendra-t-il, étant interrogé sur le beau, tu me donnes pour belle une chose qui, de ton propre aveu, n’est pas plus belle que laide ? » Je serai forcé d’en convenir. Ou que me conseilles-tu, mon cher ami, de lui répondre ?

Hippias : Réponds comme tu l’as fait. Il a raison de dire que l’espèce humaine n’est pas belle en comparaison des dieux.

Socrate : « Mais, poursuivra-t-il, si je t’avais demandé, [289d] au commencement, qu’est-ce qui est en même temps beau et laid, la réponse que tu viens de me faire eût été juste.

Cependant, te semble-t-il encore que le beau par soi-même, qui orne et rend belles toutes les autres choses du moment qu’il vient s’y ajouter, soit une jeune fille, une jument ou une lyre ? »

Hippias : Si c’est là, Socrate, ce qu’il veut savoir, rien n’est plus aisé que de lui dire ce que c’est que ce beau qui sert d’ornement à tout le reste, et dont la présence embellit toutes choses. Cet homme, à ce que je vois, est un imbécile, qui ne s’y connaît pas du tout en belles choses. [289e] Tu n’as qu’à lui répondre : ce beau que tu me demandes n’est autre que l’or ; il sera bien embarrassé, et ne trouvera rien à te répliquer ; car nous savons tous qu’un objet, même laid par nature, auquel l’or vient s’ajouter, en est embelli et paré.

Socrate : Tu ne connais pas l’homme, Hippias ; tu ignores jusqu’à quel point il est difficile, et combien il a de peine à se rendre à ce qu’on lui dit.

Hippias : Qu’est-ce que cela fait, Socrate? Il faut, bon gré mal gré, qu’il se rende à une raison quand elle est bonne, ou, sinon, qu’il se couvre de ridicule. [290a]

Socrate : Hé bien, mon cher, bien loin de se rendre à cette réponse, il s’en moquera et me dira : « Insensé que tu es, penses-tu que Phidias fût un mauvais artiste ? » Bien au contraire, lui répondrai-je, ce me semble. Hippias : Et tu auras raison.

Socrate : Je le crois. Mais, lorsque j’aurai reconnu que Phidias est un habile sculpteur, mon homme répondra : [290b] « Quoi donc ! Phidias, à ton avis n’avait nulle idée de ce beau dont tu parles ? » Pourquoi ? Lui dirai-je. « C’est, continuera-t-il, parce qu’il n’a point fait d’or les yeux de son Athéna, ni son visage, ni ses pieds, ni ses mains, bien que tout cela en or dut paraître très beau, mais d’ivoire. Il est évident qu’il n’a fait cette faute que par ignorance, ne sachant pas que c’est l’or qui embellit toutes les choses auxquelles on l’ajoute. » Lorsqu’il nous parlera de la sorte, que lui répondrons-nous, Hippias ?

Hippias : Cela n’est pas difficile. Nous lui dirons que [290c] Phidias a bien fait, car l’ivoire est beau aussi, je pense.

Socrate : « Pourquoi donc, répliquera-t-il, Phidias n’a-t-il pas fait de même les pupilles en ivoire, mais dans une pierre précieuse, après avoir cherché celle qui va le mieux avec l’ivoire ? Est-ce qu’un beau marbre est aussi une belle chose ? » Le dirons-nous, Hippias ?

Hippias : Oui, lorsqu’il convient.

Socrate : Et lorsqu’il ne convient pas, accorderai-je ou non qu’il est laid ?

Hippias : Accorde-le, lorsqu’il ne convient pas.

Socrate : « Mais quoi ! me dira-t-il, ô habile homme que tu es ! L’ivoire et l’or n’enlaidissentils point celles auxquelles ils ne conviennent pas ? » Nierons-nous qu’il ait raison, ou l’avouerons-nous ? [290d]

Hippias : Nous avouerons que ce qui convient à chaque chose la fait belle.

Socrate : « Quand on fait bouillir, dira-t-il, cette belle marmite, dont nous parlions tout à l’heure, pleine d’une belle purée de légumes, quelle cuillère convient à cette marmite ? Une

d’or, ou de bois de figuier ? »

Hippias : Par Héraclès ! Quelle espèce d’homme est-ce donc là, Socrate ? Ne veux-tu pas me dire qui c’est ? [290e]

Socrate : Quand je te dirais son nom, tu ne le connaîtrais pas.

Hippias : Je sais du moins dès à présent que c’est un homme sans éducation.

Socrate : C’est un questionneur insupportable, Hippias. Que lui répondrons-nous, cependant, et laquelle de ces deux cuillères dirons-nous qui convient mieux à la purée et à la marmite ? N’est-il pas évident que c’est celle de figuier ? Car elle donne une meilleure odeur à la purée ; d’ailleurs, mon cher, il n’est point à craindre qu’elle casse la marmite, que la purée se répande, que le feu s’éteigne, et que les convives soient privés d’un excellent mets : accidents auxquels la cuillère d’or nous exposerait ; en sorte que nous devons dire, selon moi, que la cuillère de figuier convient mieux que celle d’or, à moins que tu ne sois d’un autre avis. [291a]

Hippias : Elle convient mieux en effet, Socrate. Je t’avouerai pourtant que je ne daignerais pas répondre à un homme qui me ferait de pareilles questions.

Socrate : Tu aurais raison, mon cher ami. Il ne te conviendrait pas d’entendre des termes aussi bas, richement vêtu comme tu es, chaussé élégamment, et renommé chez les Grecs pour ta sagesse ; mais pour moi, je ne risque rien à converser avec ce grossier personnage. Instruis moi [291b] donc auparavant, et réponds, pour l’amour de moi. « Si la cuillère de figuier, dirat-il, convient mieux que celle d’or, n’est-il pas vrai qu’elle est plus belle, puisque tu es convenu, Socrate, que ce qui convient est plus beau que ce qui ne convient pas ? » Avouerons-nous, Hippias, que la cuillère de figuier est plus belle que celle d’or ?

Hippias : Veux-tu, Socrate, que je t’apprenne une définition du beau, avec laquelle tu couperas court à toutes les questions de cet homme ? [291c]

Socrate : De tout mon cœur ; mais dis-moi auparavant des deux cuillères dont je parlais à l’instant quelle est celle que je lui donnerai pour la plus convenable et la plus belle ?

Hippias : Hé bien, réponds-lui, si tu le veux, que c’est celle de figuier.

Socrate : Dis maintenant ce que tu voulais dire tout à l’heure. Car pour ta précédente définition, que le beau est la même chose que l’or, il est aisé de la réfuter et de prouver que l’or n’est pas plus beau qu’un morceau de bois de figuier. Voyons donc ta nouvelle définition du beau. [291d]

Hippias : Tu vas l’entendre. Il me parait que tu cherches une beauté telle que jamais et en aucun lieu elle ne paraisse laide à personne.

Socrate : C’est cela même, Hippias : tu conçois fort bien ma pensée.

Hippias : Écoute donc ; car si on a un seul mot à répliquer à ceci, dis hardiment que je n’y entends rien. Socrate : Dis au plus vite, au nom des dieux.

Hippias : Je dis donc qu’en tout temps, en tous lieux, et pour tout homme, c’est une très belle chose d’avoir des richesses, de la santé, de la considération parmi les Grecs, de parvenir à la vieillesse, et, après avoir rendu honorablement les derniers devoirs aux auteurs de ses jours, d’être conduit au tombeau par ses descendants avec le même appareil et la même magnificence. [291e] »

Platon, Hippias majeur, 287c-291e


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